Ce fut la semaine la plus belle, la semaine la plus calme, la semaine la plus lumineuse. Comme la jouissance des sensations de l`Éden. Le fruit de la jeunesse est celui que l`on savoure le plus ardemment et la nature en déploie les vertus avec la maîtrise d`une magicienne ancestrale et naissante à la fois. C`était beau ! C`était le spectacle du développement d`une flore puissante et gaie, la joie et la surprise de la voir se redéployer si tôt, avec autant d`ampleur, d`assurance et de majesté. L`empire de la verdure ! Par hasard, par chance, plus je marchais et plus j`étais conduit en pleine nature. Depuis Farrukhabad, je remontais rive droite du Gange et, petit à petit, toutes les routes étant absorbées par la proche capitale indienne, il me fallait trouver des itinéraires encore plus secondaires et changer de rive pour bénéficier de chemins longeant le Gange sans détours. C`était des villages de maisons en terre séchée et en chaume, des chemins où les paysans conduisaient des chariots de boeufs, des troupeaux de buffles, de vaches ou de chèvres. L`absence de bruit diffusait le chant des aigrettes blanches, des martins-pêcheurs et des perruches. Les pélicans étaient occupés à sonder les pièces d`eau avec leur grand bec, le calme régnait et la vision de la grandeur du travail de la terre me procurait une sérénité profonde. Et puis, il y avait la lumière ; la puissance suprême de la lumière. La lumière comme un dévoilement, comme une révélation, comme une sublimation, la lumière comme un sacre, le sacre de la beauté. Plein d`ardeur et de suprématie, son règne commençait néanmoins telle une caresse. Bientôt, pourtant, avide de savourer sa force, elle s`enhardissait sans réaliser qu`elle devenait une violence, un choc qui soumettait les corps à son emprise totale, incapables de vivre une autre réalité que celle du rayonnement, une autre sensation que celle de la chaleur. Puis, après avoir rempli de splendeur toutes les espèces naturelles, elle s`adoucissait et semblait transformer les choses de l`intérieur, rendant la nature comme dépositaire de sa munificence. Ces moments de communion avec les éléments sont de la félicité pure et il arrive que l`on vive quelques instants détaché de son histoire personnelle. Les évènements de notre vie s`effacent et seule demeure notre construction individuelle, sans l`histoire, sans les idées. Par delà le passé et sans qu`il y ait d`avenir, le fruit de notre parcours demeure uniquement et notre âme se possède toute entière dans l`immensité d`un instant qui dit le secret de la vie, qui n`en est que la jouissance, la volupté qu`il y a à exister plutôt qu`à n`être rien. Puis, après quelques instants où notre coeur semble s`accroître, les pensées réapparaissent pour restituer notre personnalité et permettre l`agir.
Pendant ces journées de chaleur intense, j`ai joué à cache-cache avec le soleil. Après plusieurs jours, où dès huit heures du matin, j`installais mon cheche et mes lunettes de soleil sur ma tête et commençais à m`éponger le visage pour, l`après-midi, imbiber d`eau ma demie serviette de toilette et l`ajouter à ma coiffe, m`en servant comme d`un voile sur le visage : j`ai décidé de marcher très tôt le matin et tard le soir. On marche vite la nuit, l`esprit n`est déconcentré par rien et la notion du temps disparaît. Lors de ma première nuit à la belle étoile, (puisque je n`ai plus ma tente) je me suis senti vraiment novice car je m`étais installé près d`un champ, ce qui m`a appris qu`il vaut mieux s`éloigner des plantations si l`on ne veut pas être attaqué par des centaines de moustiques. Même complètement emmitouflé dans mon sac de couchage, ce n`était pas possible de dormir, alors j`ai repris ma route à minuit, peu de temps après être arrivé, et je me suis rendu compte que traverser les villages quand tout le monde dort vous expose aux meutes de chien, sans secours, et avec la difficulté de mal discerner leurs approches. Seuls les yeux luisent à la lumière de la lampe frontale. Après quelques enjambées, j`ai trouvé un groupe de jeunes paysans couchés sous un auvent de tôle et proche du sommeil. Je leur ai demandé l`hospitalité et l`un deux m`a apporté un lit de corde comme les leurs. Ce fut une nuit mémorable pour moi, car nous étions les uns sur les autres, qu`ils étaient drôles et que l`ont voyait presqu`aussi bien les étoiles que si nous étions complètement dehors. J`aimerais bien comprendre le mystère des tracteurs de la nuit indienne. Les paysans travaillent en pleine nuit. De nombreux tracteurs circulent sur ces routes de campagne jusqu`à minuit pour transporter foin, canne à sucre, etc… Un soir, un homme m`a conseillé de coucher au poste de police du village et comme j`ai tendance à suivre les incitations des indiens quand je marche, je suis allé voir. Ils ont accepté que je dorme avec eux et m`ont amené un lit de camp. Cela m`a permis d`apprendre qu`il y avait dans la région une bande de cavaliers armés qui dévalisait les villages. ''Comme au Far West'', précisait le fils du commissaire. J`ai presque regretté mon choix de logement car la nuit dans un poste de police indien n`est pas calme. Il y a eu beaucoup d`allées et venues et j`ai même cru être attaqué au beau milieu de la nuit quand une voiture arriva à vive allure dans la cour et que le policier en faction brandit son fusil à baïonnette en invectivant les arrivants. Finalement, c`était des personnes connues… Un jour, passant près d`une jolie école très fleurie et admirant les beaux uniformes des élèves (photo), je m`y suis arrêté et j`ai été invité à goûter : c`était un moment délicieux dans un soleil éclatant. Une autre fois, traversant la toute petite ville de Kakrala, j`ai été conduit par ses habitants à me recueillir près de la stèle rappelant le nombre d`habitants du village tués pendant la Grande Guerre (photo). C`était étonnant de me retrouver dans une perspective européenne à cet endroit perdu et d`apprendre le rôle des indiens dans ce conflit. De mes nuits à la belle, je suis encore émerveillé d`un des plus étonnant spectacle que la nature nous offre : la féerie de la voûte étoilée. On dirait des milliards d`allumettes qui éclairent des chemins. L`homme a projeté dans les constellations un bestiaire fabuleux et qui sait si la disposition des étoiles ne lui a pas aussi donné l`idée de l`écriture. Et si il y avait quelque chose d`écrit dans le ciel…
Je fais maintenant une pause à Delhi car ma dernière étape, Gajraula, se trouve à cent kilomètres de la capitale. Après une premiere mauvaise impression due à un déferlement de béton et de métal, nous sommes devenu très vite ami Delhi et moi. Je bénéficie du privilège qu`elle connaisse mes tropismes et m`offre la possibilité de m`y abandonner. Alors que je viens d`arriver et d`achever ma première visite, (le Fort Rouge) elle me conduit derrière l`enceinte pour me faire découvrir une librairie française. Puis, m`emmène tout à coté, dans un immense et très beau jardin, qui est aussi un mémorial dédié à Indira Gandhi. Tout inondé de soleil, assis sur un rocher et contemplant de temps en temps les cygnes flânant sur l`étang, je lis un de mes auteurs préféré, Jean-Marie Gustave Le Clézio, dans sa veine naturaliste et onirique. Après mes lectures de Désert, du Chercheur d`or, de l`Inconnu sur la terre, de Voyage de l`autre côté, voilà Terra Amata. Je savoure les correspondances qu`il y a entre mon environnement, mon voyage et les descriptions de la nature de l`écrivain et mon bonheur est grand !