Voici que s`achève la plus longue pause de mon cheminement le long du Gange et ce séjour fut vraiment une bénédiction. Kashi, Bénarès, Varanasi : la plus vieille ville habitée au monde, la ville aux trois noms, la ville sainte, la lumineuse, l`ardente, l`aimé du fleuve sacré … On peut décliner longuement les qualificatifs. Kashi est le plus ancien nom de la ville et signifie en sanskrit : ''concentration de la lumière cosmique." Le nom de Bénarès provient de ''Bana'' : toujours prête et de ''Ras" jus de la vie, ce qui signifie qu`elle est la ville ou le suc de la vie est toujours prêt. Le nom de Varanasi, le plus récent et le nom administratif de la ville depuis 1956, provient des deux affluents du Gange, la Varana et l`Asi, entre lesquelles elles se situent. La légende dit que la Varana et l`Asi seraient respectivement la jambe droite et la jambe gauche de Vishnu. La ville est pourtant celle du dieu Shiva (en Inde, un dieu en cache toujours un autre) qui aurait créé la ville. Quand Shiva, l`ascète de la montagne, acheva son interminable méditation et se maria avec la fille de l`Himalaya, la belle Parvati, c`est ici qu`il choisit de s`installer. C`est pourquoi on trouve plus de 3000 lingams à Varanasi car ces pierres dressées symbolisent Shiva et comme le dit le Kashi Khanda qui relate les légendes de la ville: ''Le Gange, le dieu Shiva et la ville divine de Kashi sont la trinité de la grâce et du parfait bonheur.'' Il y a à Varanasi plus de 3000 temples et autels hindous mais aussi 1400 mosquées ou lieu de cultes musulmans (la ville fut conquise plusieurs fois par les musulmans entre 1033 et 1775), 12 églises, 3 temples jaïn, 9 temples bouddhistes et 3 temples sikhs.
Comme le dit un missionnaire du 19eme siècle : ''Il y a vingt-cinq siècles, au moins, elle était célèbre. Quand Babylone se battait avec Ninive pour la suprématie, quand Tyr établissait ses colonies, quand Athène grandissait en puissance, avant que Rome fut connu, ou que la Grèce lutte avec la Perse, ou que Nabuchodonozor ait conquit Jérusalem, et que les habitants de Judée furent envoyés en captivité, elle s`était déjà élevé vers la grandeur, si ce n`est vers la gloire.''
Vanarasi est avant tout un important lieu de pèlerinage pour les indiens car les hindous disent que Kashi contient le monde entier. Tout ce qui est puissant et propice sur terre est ici, dans ce microcosme. Tous les dieux y résident, attirés par la lueur de de la ville de lumière. Le pèlerin se doit de s`arrêter en cinq points sacrés qui sont réputés offrir le plus de mérites. Ce sont Asi ghat (au confluent du Gange et de la rivière Asi), Panchaganga ghat (ou les cérémonies d`offrande en l`honneur du Gange sont exécutées, au lever et au coucher du soleil), Dashashvamedh ghat (le ghat le plus célèbre, le plus peuplé, le plus vieux et le plus populaire; la ou Brahma, le créateur, aurait exécuté un grand sacrifice), Manikarnika ghat (le grand lieu de crémation, l`endroit le plus sacré de la ville ou Shiva murmure le mantra de Taraka, pour traverser l`au dela, dans l`oreille de chaque mort; ou Vishnu exécute des austérités depuis 7000 ans) et Adi Keshava ghat (au confluent du Gange et de la Varana). Pour ma part, mon ghat préféré est le Kedar ghat avec ses escaliers aux rayures rouges et blanches et son temple de Kedaranath, avec son lingam né de lui même et sa signification spirituelle puisqu`il dispense le pèlerin d`aller a Kedarnath dans l`Himalaya. Le plus important temple de la ville est le temple de Vishvanatha, ou temple doré puisque son dôme est recouvert de 820 kilos d`or. Ce temple est vieux de plus de 1300 ans et il s`y trouve un des douze lingam de lumière de l`Inde, ce sont les plus sacrés des lingams. La porte principal est recouverte d`argent et en rentrant dans le temple, il y a un grand Nandi de deux mètres de haut, statue représentant un taureau qui est le véhicule de Shiva et qui symbolise la justice et la droiture. Il y a aux quatre coins du temple des niches ou l`on adorent différents dieux mais l`endroit le plus important est au centre c`est le lingam de lumière qu`on arrose d`eau du Gange, que l`on oint de pâte de bois de santal et de lait et que l`on recouvre de fleurs de jasmin, de roses et de soucis. Le son des cloches, des conques, des chants, des récitations de mantras y donnent la sensation du surnaturel et les lieux possèdent vraiment une atmosphère du fond des âges. J`ai aussi beaucoup aimé le temple de Durga avec son immense bassin accolé et sa divinité au masque d`argent car on y sent vraiment la dévotion. Le temple népalais est aussi très beau avec ses boiseries aux motifs érotiques. Le lieu le plus troublant de Varanasi est le Manikarnika ghat, le principal ghat de crémation. Chaque année, 30000 crémations ont lieu à Varanasi dont 28 000 à Manikarnika. Les hindous pensent que ceux qui sont brûlés dans la ville sainte atteindront la libération du cycle des renaissances. C`est la famille des Dom qui est chargée de cette tache. Ce travail ne peut être pratiqué que par des basses castes, des Intouchables, car toucher les morts est considéré comme impur. Depuis des milliers d`années, ce sont eux qui sont chargés de garder le feu sacré. Les familles arrivent en portant le mort sur un brancard de bambou tout en scandant des prières. Ils présentent le corps face au Gange, après l`avoir immergé dans le fleuve. Chaque membre de la famille remplit la bouche du mort avec de l`eau du Gange. Ensuite, ils recouvrent le corps avec de la poudre de vermillon et de l`encens. Ils vont alors se faire raser la tête et s`habiller avec des vêtements blancs. Enfin, ils viennent demander aux Dom le feu sacré. Il faut 500 kg de bois pour effectuer la crémation et à cause du prix du bois (qui varie selon sa qualité) certains corps sont insuffisamment incinérés en étant jetés dans le fleuve. Puisqu`ils sont considérés comme déjà purs, les sadhus, les femmes enceintes, les bébés ou les gens qui ont été piqués par un serpent sont directement jetés dans le fleuve sans être incinérés. Une crémation dure environ trois heures.
J`ai été très impressionné par ma visite de l`université : la plus grande d`Inde et la plus ancienne d`Inde du Nord. C`est un complexe gigantesque de 6 km sur 3, en forme de demi-cercle symbolisant la demie-lune du front de Shiva. Il y a 14 facultés, 1 80 professeurs et 15 000 étudiants. L`endroit est vraiment agréable et paisible et on y trouve le grand temple de Vishvanatha couvert à l`intérieur de versets de textes sacrés. J`ai aussi passé un peu de temps à l`université de Sanskrit car j`y rencontrais des étudiants de Français qui m`ont beaucoup impressionnés par leur niveau de langue après seulement deux années d`études. La visite de Sarnath, à une dizaine de km au nord de Varanasi, fut très agréable car l`endroit est vraiment paisible, comme le sont souvent les lieux bouddhistes. C`est ici que le Bouddha fit son premier sermon sur les quatres nobles vérités et la loi du Dharma.
Un soir, j`ai assisté à une amusante procession de mariage. Le marié était à cheval et devant lui se trouvait une fanfare et deux rangées de douze personnes costumées, portant des luminaires électriques rouges et verts. Un fil électrique passait de lampes en lampes et deux rickshaws fournissaient l`électricité grâce à des groupes électrogènes. Il ne fallait pas que les rickshaws aillent trop vite pour ne pas emporter l`assemblée avec eux. C`était vraiment cocasse quand ils devaient passer un dos d`âne, car ne pouvant pas accélérer trop brusquement, pour ne pas tirer sur le fil, ils devaient être poussés et bloquaient la circulation, les passants se frayant un chemin sous les fils électriques. C`était pour moi une image assez caractéristique de l`Inde car il y avait dans cette procession un réel faste et de l`élégance mais en même temps quelque chose de cahotique.
J`ai fait à Varanasi des rencontres importantes pour moi, comme celle de cette éminente femme, grande universitaire, qui fut disciple d`Henri Le Saux, le fameux bénédictin français qui approfondit l`expérience mystique hindou pendant les 25 années qu`il passa en Inde, jusqu`à la fin de sa vie. Il a vécu principalement dans le sud de l`Inde mais avait un ashram à Uttarkashi ou je me rendrai pour monter à la source de Gaumukh. Je penserai alors à son beau récit exprimé dans son livre "Une messe aux sources du Gange"
Au delà de tout ce que l`on peut visiter à Varanasi, je crois que le plus important est l`impression qui s`en dégage, difficile à définir, mais toute empreinte de spiritualité. On se met à croire que la ville est comme un pont entre la terre et l`au delà, une image des correspondance et des analogies entre le microcosme et le macrocosme. La ville est également propice au développement des légendes. Je me souviens du propriétaire de l`hôtel me disant, en me montrant que ma chambre donnait sur le temple, que Jésus était venu ici apprendre le yoga. Et il ne faut surtout pas rire comme je l`ai fait : c`est très sérieux ! En ouvrant donc la fenêtre de ma chambre je pouvais voir l`intérieur d`un temple consacré a Shri Shibendu Lahiri, un fameux yogiste, ainsi que ce texte gravé sur une plaque de marbre, poeme dédié à Shiva, le dieu de la ville :
What is yesterday, tomorrow or today ?
What is space or eternity ?
I sit in my own radiance.
I sit in my own radiance,
and I have no fear.
Walking, dreaming, sleeping,
What are they to me ?
Or even ecstasy ?
What is far or near,
outside or inside,
gross or subtle ?
I sit in my own splendor.
I am always without thought.
What is happiness or grief ?
What is here or now, or beyond ?
I am indifferent of striving or stillness
And to my own indifference.
For I have no bounds.
I am Shiva.
Nothing arises in me,
In whom nothing is single,
Nothing is double.
Nothing is,
Nothing is not.
What more is there to say?
From Astavakra Gita.
Varanasi m`a aussi inspiré un petit poème et je le joins en espérant qu`au delà de la question de son intérêt, sa forme classique ne rebute pas trop. Je sais que ces formes d`écriture appartiennent au passé mais j`aime beaucoup ces anciennes recherches stylistiques et j`ai l`idée que le plaisir s`éprouve également dans l`approfondissement et la compréhension des règles. J`aime beaucoup les sonnets et particulièrement le sonnet marotique qui fut la première forme de sonnet en France. Il fut introduit par Clément Marot, en provenance d`Italie ou il fut inventé par Petrarque. Les rimes sont : ABBA, ABBA, CCD, EED. Par la suite, Pierre de Ronsard y a ajouté la règle de l`alternance des rimes masculines et féminines, règles qui ont perdurées jusqu`au 19eme siècle.
Hymne à Bénarès
Cité trois fois bénie, héritant de trois noms
Qui célèbrent les eaux, la force et la lumière,
Vers le dieu au trident s`élève ta prière
Et réside en tes airs un vertueux aiguillon.
Âgée de trente siècles, on savait ton renom
Avant que Rome n`eût entamé sa carrière,
Car des sages anciens tu étais familière,
Les dieux prenant ici de grandes décisions.
Face au soleil levant pieusement prosternée,
Par le Gange sacré, en tes saints escaliers,
Tu rends la vie féconde et la mort favorable.
A l`écoute des cloches, des conques et des chants,
A prier dans tes temples, près des brahmes savants,
Notre foi s`enrichit de bienfaits ineffables.
Comme il n`est pas possible de quitter Varanasi sans faire une prière en reconnaissance de ses bienfaits et en hommage à cette cité de la foi, je voudrais dans ma prière penser à tous les pèlerins, tous les saints hommes venus sur ses rives depuis maintenant presque trois millénaires. Pour cela, je souhaite mettre en regard deux textes indiens, un très anciens datant du sixième siècle avant JC et un autre récent, du début du vingtième siècle. Il me plaît à penser que si les siècles s`accumulent, si les histoires se recouvrent les unes les autres, comme dans un palimpseste, il demeure, malgré leurs contrastes, un esprit unique, une quête unique, une âme unique. Le premier texte provient de la Chandogya Upanishad, une des plus anciennes Upanisahd, textes constituant la conclusion du Véda (les textes de la révélation dans l`hindouisme) et représentent le cœur du Vedanta (le courant de philosophie non-dualiste de l'Inde affirmant l'unité du monde et de l'être). J`ai choisi le chapitre 6.8 ou est présenté l`enseignement d`un père à son fils. Chaque paragraphe commence par ces mots : "Seigneur, instruisez moi davantage'' et finit ainsi : ''Et toi aussi, tu es Cela, Shvetaketu !'' J`ai choisi le huitième paragraphe. Le second texte provient du livre ''L`offrande Lyrique'' du poète, peintre, romancier et prix Nobel de littérature, le bengali Rabindranath Tagore.
''Seigneur, instruisez moi davantage !'' demanda t-il à son père. Celui ci accepta : ''Voici du sel. Jette le dans cette eau et reviens me voir demain matin.'' Shvétakétu fit ainsi, et le lendemain son père lui demanda : '' Ce sel qu`hier tu jetas dans cette eau, rends-le moi.'' Il le chercha et ne le trouva point car il était entièrement dissous.''Bois de l`eau prise à la surface, comment est elle ? – Salée ! – Bois en encore prise à mi profondeur. Comment est elle ? Salée ! – Bois en encore, prise tout au fond. comment est elle ? – Salée ! Bois en encore et reviens près de moi. – C`est toujours la même chose ! '' dit Shvétakétu, et son père lui expliqua : '' Ainsi, mon cher, tu ne vois pas l`Être. Il est là cependant ; il est cette essence subtile. Et l`univers tout entier s`identifie à elle, qui n`est autre que l`Âme ! Et toi aussi, tu es Cela, Shvétakétu !''
''Dans une salutation suprême, mon Dieu, que tous mes sens se tendent et touchent ce monde à tes pieds. Pareil au nuage de juillet traînant bas sa charge d`averses, que mon esprit s`incline devant ta porte dans une suprême salutation. Que les cadences de mes chants confluent en un accord unique et rejoignent l`océan de silence dans une suprême salutation. Pareil au troupeau migrateur d`oiseau qui, nuit et jour, revolent impatients vers les nids qu`ils ont laissés dans la montagne, que ma vie, O mon Dieu, s`essore toute vers son gîte éternel dans une suprême salutation.''
Il est amusant de constater que dans cette ville tournée vers la spiritualité, la passion principale de ses habitants est de jouer au cerf volant. Il y en a en permanence dans les airs et lors de mon indispensable et bien touristique tour en barque le long du Gange, le batelier en a ramassé quatre dans l`eau pour donner à sa famille. Je suis plein d`enthousiasme à l`idée de reprendre ma marche demain matin car le chemin promet d`être magnifique. Pour quitter Varanasi, il me suffira de longer les ghats une derniere fois, de traverser le pont et de revenir en arriere sur l`autre rive pour bénéficier de la plus belle vue sur la ville, en traversant cette grand bande de sable de la rive droite. Cette rive n`est pas construite ce qui fait que toute la ville est tournée vers le soleil levant. Le Gange traverse Varanasi du sud au nord mais curieusemnt le courant est inversé, à l`opposé du cours du fleuve. Il s`en va nord-sud, comme un retour sur soi, à l`image de celui effectué par ceux qui passent assez de temps dans cette ville.
En allant vers la Kumbh Mela, je vais vers un grand mystère et je ne sais s`il me sera facile d`y donner des nouvelles, cette ville de 2 millions d`habitants accueillant plus de trente fois sa population lors de cet évènement.