Le glacier de Gaumukh, principale source du Gange
Un an après ma marche le long du Gange, je suis retourné en Uttarakhand pour gagner la source du fleuve que je n'avais pas réussi à atteindre l'an passé. Parti en novembre 2012 du delta du Gange pour arriver à temps à la Kumbha Mela d'Allahabad, je n’avais pu atteindre assez tard le parc de Gangotri qui protège la source du Gange et qui n’ouvre qu’en mai. Ma tentative de rentrer en fraude dans le parc ayant échouée, mon visa expirant, j'avais dû renoncer, après plus de 2500 kilomètres de marche, à faire les 18 derniers kilomètres.
Le Gange se forme à 800 mètres d'altitude dans la petite ville de Devaprayag (la confluence divine en sanskrit). Les trois affluents qui donnent naissance au fleuve sont la Bhagirathi, l'Alaknanda et la Mandakini. Ils prennent leur source à partir de trois glaciers situés entre 4000 et 6000 mètres d'altitude. Ce sont Gaumukh (le museau de la vache), Satopanth (le chemin de la vérité) et Chorabari. A quelques kilomètres sous ces glaciers, dans des lieux plus accessibles, vers les 3000 mètres d'altitude, se trouvent les temples de Gangotri, de Badrinath et de Kedarnath. Ils sont dédiés à la déesse Ganga, aux dieux Shiva et Vishnou. Avec le temple de Yamunotri, consacré à la source de la Yamuna, l’autre fleuve sacré de l’Inde, ils forment ce que les Indiens appellent le Chota Char Dham, les quatre sièges sacrés. Effectuer le pèlerinage du Chota Char Dham permet de réaliser symboliquement celui du grand Char Dham constitué par les quatre points cardinaux de l'Inde (Badrinath au nord, Dwarka à l'est, Rameshwaram au sud et Puri à l'est).
Le pèlerinage complet du Chota Char Dham représente une distance de 1000 kilomètres. Aujourd'hui, seuls les sâdhus l'entreprennent. On les voit marcher sur les routes pieds nus, avec leur besace et leur petit pot en laiton. Bien que les différentes sources se situent à une trentaine de kilomètres les unes des autres, il faut effectuer plusieurs centaines de kilomètres en voiture, sur de petites routes de montagne, pour aller des unes aux autres.
La route qui permet de se rendre à Badrinath est particulièrement accidentée. Les pans rocheux plongent brusquement dans le vide, comme happés par la gravité. Les voitures circulent à flanc de montagne sur des voies trop étroites pour permettre aux véhicules de se croiser. On les dirait suspendues dans les airs. De temps à autre, des trous béants indiquent que des bouts de routes ont sombré dans le précipice. Ce voyage, qui dure douze heures, donne l'impression d’aller aux confins du monde. En arrivant vers les 3000 mètres d’altitude, la pente de la route s’accroît et la boue rend la progression difficile. On arrive alors dans un paysage somptueux dominé par le pic Nilkantha, haut de 6600 mètres, aussi pointu qu'un triangle.
Le temple de Badrinath est un sanctuaire vishnouite. Il a été fondé au VIIIème siècle par Shankara, l'un des plus grands philosophes Indiens. Il fut un des réformateurs de l'hindouisme et le fondateur de l'Advaita Vedanta, la philosophie de la non-dualité. Les couleurs vives du temple et le toit couvert de feuilles d'or offrent un joyeux patchwork qui saute aux yeux et contraste avec la sobriété du paysage alpestre. Des guirlandes d’œillets jaunes et safran pendent sur le fronton. Autour du garbhagriha, le saint des saints, deux hautes statues arborant conques, disques de chakra et massues protègent le seigneur Badrinath, une des formes de Vishnou. En permanence les fidèles apportent au dieu des plateaux de fleurs, de plantes et de nourriture. Une flamme brûle dans le garbhagriha. Dans le reste du temple, le darshan mandap, lieu de la vision et de la prière, se trouvent Kubera, le dieu de l'abondance, et aussi le sage Narada, le musicien céleste. Il y a également Uddhava, le conseiller de Krishna et les jumeaux Nara et Narayana qui préservent l'univers.
Dans l'enceinte extérieur du temple, le sabha mandap, se trouvent Lakshmi, la femme de Vishnou et Garuda, l'oiseau humanoïde qui leur sert de véhicule. Des brahmanes posent sur le front des fidèles le tilak qui symbolise le troisième œil. Ils lisent des textes religieux comme le Durga Saptha Sati, un ouvrage shakta. Assis en lotus sous les colonnades, tenant un mâlâ à la main (chapelet hindou), les fidèles prient et chantent. A l'arrière du temple des sâdhus se prosternent devant le svastika, la croix gammée originelle qui représente l'honnêteté, la vérité, la pureté et la stabilité, ainsi que les quatre directions et les quatre Vedas. Malheureusement, Hitler, féru d'ésotérisme, réutilisa ce symbole, en l'inversant néanmoins, comme s’il avait voulu promouvoir les valeurs opposées.
A l'extérieur du temple se trouve une piscine de purification dont l’eau provient des sources chaudes. En se promenant dans les alentours on découvre une grotte où, selon la légende, le poète Vyasa composa le Mahâbhârata. Le Tibet n’étant qu'à 30 kilomètres, on croise dans les villages alentours une population tibétaine.
Le pèlerinage de Kedarnath est probablement le plus populaire. On ne peut s’y rendre qu’à pied ou sur le dos d’une bête. Commençant par de hautes collines boisées, avec en toile de fond des cimes enneigées, les 14 kilomètres de trek offrent des paysages somptueux. On suit le cours de la Mandakini qui coule parmi de gros blocs rocheux polis et veinés. Peu à peu les cimes se rapprochent et la neige apparaît. Le chemin devient un madrier de grosses pierres. Des pèlerins font l'ascension à dos de cheval ou de mulet. Installées dans une hotte en osier, des personnes âgées se font transporter à dos d'homme.
Les derniers kilomètres du trek sont difficiles. Le chemin zigzague sur le flanc d'une paroi montant presque à la verticale. L'on débouche alors sur un plateau balayé par les vents. Il s’agit d’une grande steppe brune parsemée de neige. Sur les rochers se trouvent des cairns. Tout autour, les sommets forment un cirque naturel composé de pics noirs et blancs souvent voilés d’une brume en dentelle. C'est un monde sauvage et reculé, peu adapté à l'homme. Un monde à part, d’une intransigeante austérité, règne des hauteurs et de l’âpreté. Tout y est brut et puissant, impérieux et inflexible.
Au loin apparaît le temple de Kedarnath. Aussi farouche et simple que le paysage qui l'entoure. On dirait un bloc de granit. Le shikhara en « pain de sucre » n’est que pierre. Le tout semble dressé pour défier la montagne. C’est un sanctuaire dédié à Shiva, le dieu des austérités.
A l’extérieur du temple, des sâdhus, emmitouflés dans des couvertures, psalmodient la syllabe « OM » qui créa l’univers. Le taureau Nandi, le véhicule du dieu, protège l'entrée du temple. A l'intérieur se trouve les statues des cinq frères Pandava, les protagonistes du Mahâbhârata. Le plus connu d’entre eux, Arjuna, héros de la Bhagavad-Gîtâ, se dresse fièrement près de Krishna, son instructeur, et de Draupadi, la femme des cinq frères.
A l’intérieur du garbhagriha, une étrange pierre conique de deux mètres de large et un mètre de haut semble surgir des profondeurs de la terre. Elle symbolise la montagne Kedarnath et Sadashiva, le Shiva aux trois têtes.
Les murs noirs du temple sont humides. Le sol est froid. Polis par les ans, des têtes de dieux et d'animaux semblent à la fois jaillir de la pierre et s’enfoncer en elle. Des mèches imbibées de ghee brûlent dans les alcôves. Les lourdes portes en fonte semblent celles des limbes. L’atmosphère y est sombre, étrange, intemporelle.
L'air du garbhagriha est gorgé de vapeur. Les fidèles versent sur la pierre, en forme de pic de montagne, de l'eau du Gange chaude. La froideur du rocher transforme l'eau en gaz. Dans cette ambiance nocturne, à travers cette brume épaisse, on écoute le son des conques, des cloches et des mantras semblant produits par les dieux eux-mêmes.
Avec quatre autres sanctuaires perdus dans la montagne, le temple de Kedarnath forme ce qu’on appelle les cinq kedars, symbolisant les cinq parties du corps de Shiva. Ne pouvant y aller cette fois, entrainé par la beauté des paysages et stimulé par la forme physique que procure la montagne, je refis, avant le coucher du soleil, les 14 kilomètres permettant de rejoindre Gaurikund.
Le trek de Gaumukh fut pour moi le plus émouvant et le plus symbolique. Il restera aussi le plus marquant car il fut dangereux.
Le 1er mai, la veille de l'ouverture du temple de Gangotri, la déesse du Gange est emmenée du temple de Mukhwa, où elle réside pendant l'hiver, vers son temple de Gangotri. Mukhwa est un petit village traditionnel installé à flanc de colline. L'un de ceux où l'on ne se rend qu'à pied puisqu’aucune route n'y mène. Les maisons sont en bois. Les habitants vivent sans électricité, se chauffant au charbon. Le temple blanc aux liserés rouges, placé sur une hauteur, se fond harmonieusement dans ce paysage de cimes enneigées.
Le jour du grand départ, la déesse du Gange est sortie en grand pompe du sanctuaire. Ce qui frappe tout d'abord est la grande variété des couleurs : saris, turbans, écharpes, fanions, draperies et drapeaux forment un joyeux kaléidoscope. Les teintes vives sont sublimées par le soleil. La déesse est transportée sur le Naag Devta, un brancard à paumes d'argent, portant un écrin cubique, surmonté d'une petite coupole et drapé d'étoffes multicolores. La sortie du temple est festive : chants, tambours, cloches et conques rendent l’atmosphère joyeuse.
Alors commence la procession dans la montagne. En file indienne, sur des petits chemins de terre, à travers des rangées de pins, la foule suit le cortège. Tous les trois kilomètres, la procession s’arrête dans un temple afin de le sanctifier par la présence de la déesse. Une section musicale de l'armée indienne, les Garhwal Riflers, accompagnent la procession. Habillés à l'écossaise, ils jouent de la cornemuse. Les brahmanes se relayent pour porter le Naag Devta. On a l'impression de marcher dans le ciel tant les cimes alentours sont proches. Le chant des conques semblent inviter les dieux. En participant à ce rite ancestral, solennel et peu connu, j'avais l’impression de vivre une expérience unique.
Le soir nous fîmes étape dans le hameau de Bhairoghati. La nuit passée dans le temple, à quelques mètres du Garbhagriha, fut aussi courte qu’inoubliable. Après la prière du soir, je m'endormis à coté de trois brahmanes, en écoutant les chants des femmes qui veillaient la déesse. Ces airs étaient beaux, sereins et enjoués.
Rarement je n’ai ressenti une telle émotion qu'au moment de rentrer dans le village de Gangotri. Les Garhwal Riflers ouvraient la marche aux sons des cornemuses. Des guirlandes d'œillets pendaient sous les porches. Les habitants tenaient à la main des fleurs, des bougies et des baguettes d'encens. Quel contraste avec mon arrivée l'an passé ! Le village fantôme s'était transformé en un festival de réjouissances, de couleurs et de musique.
Gangotri est une ville inspirante ! Une ville d'ermitage et de méditation. L’atmosphère est tonique, saine et joyeuse. Sur les ghâts les familles indiennes effectuent leurs rites avec gaieté. La Bhagirathi coule bruyamment comme une cascade. Elle domine le paysage mental comme une métaphore du temps qui passe. La déesse Ganga avait maintenant retrouvé sa place dans son temple. Les fidèles venaient pour recevoir le darshan, la vision. La saison des pèlerinages pouvait alors commencer.
Malgré les mauvaises informations et les mises en garde destinées à me faire prendre un guide, un porteur et un cuisinier pour le trek de Gaumukh, j'ai finalement renoncé à préparer cette randonnée à partir de Rishikesh, puis d’Uttarkashi. Grâce à un ami français qui vit en Inde, j'ai trouvé un très bon guide à Gangotri en la personne de Gopi. Sa présence était indispensable pour obtenir le permis permettant d'accéder au parc de Gangotri. La tragédie qui s'était abattu sur la région l'an passé avait rendu le trek difficile.
Au mois de juin 2013, de violentes pluies d’avant mousson ont frappé la région et détruit bon nombre de falaises et de pans de montagne, rendant ainsi les routes impraticables. Le désastre a causé la mort de plus de 5000 Indiens.
- « Les corps flottaient dans le Gange jusqu'à Allahabad » me dit mon ami. « Des centaines de milliers de pèlerins sont restés bloqués dans la montagne. Ils ont été rapatriés par hélicoptère. »
En moins d’un an, les autorités ont reconstruit les routes mais, lors de mon passage, il commençait seulement les réparations des 18 kilomètres du trek menant à Gaumukh.
Ce chemin magnifique monte de 3000 à 4200 mètres d’altitude. Il débute en sillonnant sur des flancs de collines joliment boisés qui surplombent la Bhagirathi. Au loin apparaissent, comme jaillissant d'un tunnel, des cimes dont les parois neigeuses sont rendues presque translucides par la puissance des rayons lumineux. Il fallait passer des névés, des pierriers, des sillons étroits comme le pied, des rivières, des arbres tombés sur le chemin, des rochers à escalader. Il fallait aussi, à l'aide d'une corde fixée aux deux extrémités, descendre une paroi tombant à pic.
Les derniers kilomètres furent particulièrement difficiles. Il fallait traverser des passages où les falaises s'étaient écroulées. Il ne restait, sur ces pentes proches de la verticale, que du sable et des cailloux plongeant dans le vide. Elles étaient extrêmement glissantes. Une chute aurait impliquée une descente rapide de trois cent mètres avec la possibilité de se fracasser sur un rocher. Et puis, si l'on était encore en état, comment remonter ? Il y eut trois passages difficiles. J'apprenais à contrôler ma peur. C’était l’élément essentiel ! Bien sûr, ce n'était pas de l'alpinisme, mais à ma mesure, ce fut un bon apprentissage, une belle leçon de vie.
Enfin nous arrivâmes à Bhojbasa, cette grande plaine circulaire caillouteuse, approchant les 4000 mètres, où se trouvait le campement. Tout autour les cimes formaient un grand cirque naturel. C'était somptueux ! Au fil des heures, la lumière caressait par des teintes différentes ces sommets. Après une nuit passée dans la pièce commune de l'ashram, nous entreprîmes aux aurores les 4 derniers kilomètres menant au glacier de Gaumukh. Cette fois la route était facile. Devant nous se dressait, à près de 7000 mètres, les trois sommets Bhagirathi. A notre droite, comme une pointe de flèche, s'élevait à 6500 mètres le mythique mont Shivling, sacré pour les Hindous. Il représente le trident du dieu Shiva. Cette fois, je contemplai le glacier de Gaumukh. Cette grande paroi de glace d'où suintent les premières gouttes de la Bhagirathi qui deviendra le Gange. L’endroit est magique ! De ce filet d'eau nait un des plus beaux fleuves du monde. Cette eau rend fertile une des vallées les plus peuplées du globe. Je revoyais tout mon voyage depuis le golfe du Bengale, 2600 kilomètres plus loin. Je pensais à toutes ces villes et ces activités engendrées par le fleuve. En regardant ce ruisseau, je me souvenais du cours immense de plusieurs kilomètres qui m’avait tant fasciné au Bihar. Une dernière fois, j’admirai le glacier de Gaumukh. J’avais passé plus d’un an avec le Gange. Cette fois, c’était fini ! Les flots s’étaient transformés en glace et j’étais emporté par un autre courant.