''Bienvenue au pays des dieux.'' est-il écrit sur la route menant à la source du Gange. La méditation procurée par les somptueux paysages alpestres du Garhwal donne, il est vrai, envie de creuser en soi-même, exhorté par l`impression contradictoire mais salutaire de marcher vers le ciel, tout en pensant sombrer dans le vide des précipices qui bordent le chemin. Voici ce que la région inspira au Mahatma Gandhi : ''Dans ces montagnes, l`accueil de la nature dépasse celle dont l`homme est capable. La charmante beauté des Himalayas, leur climat fortifiant et le vert apaisant qui vous enveloppe ne vous font rien désirer de plus. Je me demande si le spectacle de ces montagnes peut être dépassé par un autre paysage au monde.'' La dernière partie de mon excursion fut vraiment comme un nouveau voyage : la montagne remplaça la plaine, la solitude succéda à la multitude et la fantaisie des données concernant mon trajet évinça la précision des informations décrivant mon parcours. Je m`étais bien rendu compte qu`il y avait un problème de kilométrage sur cet itinéraire, comme s`ils étaient plus difficile à déterminer en montagne et j`avais acheté une deuxième carte indienne. Il s`avéra que les trois cartes que je possédaient étaient fausses. A l`aide des nouvelles informations que je découvrais au fil du chemin, la route s`allongeait de jour en jour. Au final, il me fallut parcourir 60 km de plus que je ne pensais. Les deux premiers jours, je longeais le Gange de très près sans prendre beaucoup de hauteur. Le courant du fleuve est rapide à cet endroit et de nombreux camps de rafting le bordent. Le jour, les collines boisées offrait le repos accueillant des sylphes et la nuit venue, la douceur du son des cascades berçaient la croisière de mes rêves indolents. Je pensais à Gaston Bachelard et à son très beau livre sur les images poétiques de l`eau : ''L`eau et les rêves''. Le plaisir de ces deux premières journées fut pour moi comparable à celui que l`on trouve le matin, au réveil, lorsque que l`on sait que l`on peut rester encore quelques minutes à paresser dans son lit. Je savais que mon voyage touchait à sa fin mais il m`était loisible d`en savourer intensément les derniers instants.
C`est à Devprayag que le Gange prend son nom. En arrivant par le sud, on aperçoit à droite l`affluent Alaknanda et à gauche, la rivière Bhagirathi que j`allais remonter sur 3OO km pour atteindre le village de Gangotri et son temple dédié à la déesse Ganga. C`est la fin du pèlerinage du Gange, à 19 km du glacier de Gaumukh qui est la source de la Bhagirathi, la plus sacrée des sources du plus sacré des fleuves. A partir de Devprayag, j`ai savouré deux journées de trek extraordinaires. Le chemin ne cessait de monter pour se balancer entre 2000 et 2500 mètres d`altitude, se transformant parfois en un layon d`un mètre de large qui surplombait des combes vertigineuses. Après des semaines de chaleur intense, la fraîcheur liée à ce début d`altitude était appréciable. Je me souviens de points de vue sublimes où la contemplation de tous les sommets alentours me donnait l`impression de dominer un empire. Arrivé au village de Pokhri, je fus arrêté par un homme qui me dit que son hobbie était de recevoir des étrangers. C`était le principal de l`école voisine et il m`invita chez lui. C`était drôle de rencontrer autant de professeurs dans ce minuscule village. Ils viennent habiter près de leur école durant la semaine et retournent chez eux pour le week-end ou seulement une fois par mois. Le salaire du principal qui m`accueillait est de 140 euros par mois et la maison de 30 mètres carrés, qu`il loue pour la saison scolaire, lui coûte 8 euros par mois. Plusieurs des habitants m`ont fait remarqué le problème qu`ils ont avec l`eau car ils doivent la chercher à une pompe se trouvant à 500 mètres de chez eux. J`ai aidé mon hôte à remplir ses bidons d`eau et il m`a apprit qu`il utilisait en moyenne 30 litres d`eau par jour. J`ai pensé que je n`avais aucune idée du nombre de litres d`eau que j`utilisais quotidiennement à Paris et que c`était un signe d`opulence. Le lendemain, je fus invité à visiter l`école et je vis les enfants se rassembler pour réciter des prières et chanter. On me demanda d`ouvrir le rideau dissimulant la déesse Sarasvatî, la déesse de la connaissance, et d`allumer la bougie et l`encens se trouvant près du portrait. Le principal parla de moi aux élèves et me demanda de faire un petit discours. Puis, les enfants se levèrent et me chantèrent l`hymne national indien en guise d`au revoir. J`étais vraiment très ému et stupéfait de la différence qu`il peut y avoir entre l`esprit qui règne dans une école indienne comparé aux écoles françaises. Après les avoir quitté, j`eu le droit à un deuxième petit déjeuner car une famille voulait faire ma connaissance. Comme je leur parlais de mon pèlerinage et leur demandais s`ils étaient allés à Gangotri, ils me répondirent qu`ils ne croyaient pas en ce genre de choses mythiques mais plutôt dans le réel et le développement de soi par la connaissance. Il y a de nombreuses écoles de spiritualité en Inde mais traditionnellement on reconnaît trois courants principaux qui sont : le raja yoga, le yoga de la connaissance lié à l`ascèse; le karma yoga, le yoga de l`action désintéressé et le bhakti yoga, le yoga de l`amour de Dieu. Le terme yoga veut dire : union avec le divin. Mes hôtes étaient adeptes de Prem Pal Singh Rawat qui professe la possibilité du contact direct avec la transcendance en tournant ses sens vers l`intérieur de l`âme. La journée qui suivit fut celle où je perdis la Bhagirathi de vue et où je me perdis tout simplement. J`ai été contraint de faire 10 km de plus et me suis dit à la fin de la journée que j`avais eu de la chance de retrouver ma route car il n`y a personne pour vous aider dans ces montagnes et ni mes cartes, ni ma boussole ne me servaient à grand chose. A chaque montée, j`espérais voir au loin un point de repère qui pourrait m`aider et j`étais souvent déçu. Après la ville de New Tehri remplaçant le Old Tehri, noyé sous les eaux depuis la construction d`un barrage qui engendra la formation d`un superbe lac, je commençais un trajet qui me paru interminable. Je passais de colline en colline, entre 1000 et 1500 mètres et bien que beaux, les paysages m`apparurent répétitifs vu la distance à parcourir. C`étaient d`innombrables tournants et contournements de ravins et parfois, alors que le village où je me rendais se trouvait à 500 mètres de l`autre coté de la gorge, il fallait faire 5 kms pour suivre le tracé des flancs de collines. Le silence était total et l`on pouvait jouir sans gêne des sonorités harmonieuses de l`eau, du chant des oiseaux et du bruissement du vent caressant les feuilles des arbres. Je rencontrais des pèlerins shivaistes marchant le trident à la main et lorsque je me penchais dans le vide je voyais de temps en temps comme de petits lacs ponctuant le cours d`un fleuve aux eaux vertes et dormantes. La ville d`Uttarkashi qui veut dire la Kashi (Bénarès) du nord est un centre religieux important avec beaucoup d`ashrams et de temples. Cette étape était pour moi synonyme de pause après huit jours de marche moins difficile que prévue mais souvent en pente ascendante. L`envie d`arriver me fit dépasser mon record de kilomètres parcouru le long du Gange et je marchais 45 km ce jour là. Uttarkashi était également synonyme de l`obtention du fameux sésame pour aller à la source de Gaumukh. J`allais donc chercher mon permis au centre forestier pour m`entendre dire qu`ils ne donnaient aucune autorisation pour le moment et qu`il fallait que je revienne dans une semaine. J`ai donc décidé de partir pour Gangotri situé à 100 km.Ces trois journées furent vraiment les plus belles du voyage et la dernière en fut l`apothéose. Comme le spectacle de la mer ou du feu, la vision des cimes apportent un sentiment de complétude et ces sommets peuvent être regardés inlassablement. La montagne nous invite à porter notre regard en permanence vers le haut tout en insistant sur la fragilité de notre existence et cet équilibre nous offre la sensation de toucher de près la vérité de la condition humaine. Dans ces contrées presque inhabitées, alors que le chemin avait retrouvé le goût de la ligne presque droite, j`eu vraiment l`impression d`aller au bout du monde. C`était en effet aller au bout d`un monde puisque j`atteignais la fin de l`Inde du Nord et que je me trouvais près de la frontière chinoise. La présence discrète des forces indo-tibetaine de la protection de la frontière rappelait le conflit sino-tibetain et il est amusant de considérer ce paradoxe constitué par le fait que les tibétains protègent la frontière indienne contre une éventuelle invasion en provenance de leur propre pays. Je croisais aussi des civils tibétains aux beaux visages et à l`allure noble. A quelques kilomètres de Gangotri part un petit chemin de trek qui après 100 km nous emmène au Tibet. J`avoue que cela m`a fait beaucoup rêvé : arriver au Tibet sans visa et par un chemin non surveillé est un beau pied de nez aux autorités chinoises qui ont envahi ce pays. Ils en rendent l`accès très difficile et tente d`en détruire la culture tout en exploitant ses ressources. Il n`y a pourtant qu`à voir le visage d`un tibétain et d`un chinois pour se rendre compte qu`il s`agit de deux cultures et de deux pays différents. Ces derniers jours furent vraiment très émouvant et je me suis parfois surpris à être au bord des larmes. Toute la tension psychologique accumulée au cours de ce long voyage et créé par la nécessité d`aller toujours de l`avant, de maintenir la dynamique physique nécessaire, d`attendre quand on voudrait foncer ou au contraire de marcher quand on est épuisé, de gérer la solitude, les différences culturelles, la crainte de l`agression, le doute de la réussite, tout cela se relâchait et se transformait en une joie simple et réservée manifestant la satisfaction d`être allé au bout de mon aventure et de moi même. Un jour, j`ai rencontré un ermite dans une grotte et curieusement, il me posait les seules questions que j`étais capable de comprendre en hindi. Il croyait qu`il fallait seulement deux mois pour venir de Calcutta à pied… L`arrivée à Gangotri fut très surprenante : tout était fermé et il n`y avait personne. Il me fallu faire deux fois le tour du village pour trouver du monde. En fait, pendant la moitié de l`année le village vit complètement à l`écart et seulement dix personnes y résident en pleine méditation. Il n`y a pas d`électricité, ni de pompes à eau et ces hommes, puisqu`il n`y a aucune femme, boivent l`eau du Gange. On m`invita à dîner mais il n`y avait pas beaucoup de place pour que je dorme et j`ai préféré passer la nuit à la belle étoile. Il faisait un peu froid à 3100 mètres mais la pureté du ciel permettait de voir une voûte étoilée impressionnante, constituée d`étoiles beaucoup plus nombreuses et beaucoup plus lumineuses que celle que l`on à l`habitude de contempler. Le lendemain matin, j`avais envie de voir l`endroit où commence le sentier qui mène à la source de Gaumukh et arrivé près de la maison des gardes, je la dépassais en les voyant faire leur toilette. Il était 6h30 et cela m`a amusé de constater qu`ils ne m`avaient pas vu. C`est en montant le talus que j`ai aperçu la clôture barbelée qui fermait la zone. Je suis resté deux minutes caché derrière une maison à trente mètres des gardiens, à me demander si j`allais tenter de passer outre le manque d`autorisation. Ce n`était pas ce que j`avais prévu de faire mais la situation semblait favorable. Néanmoins, la peur de me faire prendre et surtout le manque total de nourriture et d`eau pour un trek prévu pour deux jours, qu`il faudrait que je fasse en une journée, en attendant la nuit pour repasser les barbelés, me retenait. Finalement, je me suis lancé. J`ai pris mon sac à dos à la main, j`ai écarté les barbelés, je suis passé au travers et j`ai fait les deux cents mètres suivant en courant courbé et mon sac à dos à la main pour me faire le plus petit possible. J`étais visible d`en bas, pour autant qu`on regarde dans ma direction, et je m`attendais à entendre un appel ou un sifflet. Par chance, j`atteignis la rangée de pins sans me faire remarquer. Je remis mon sac sur mon dos et je commençais à me dire que j`étais aidé par la déesse Ganga qui me favorisait dans ma quête après mon très long pèlerinage. J`eus à traverser une calotte de glace et après un kilomètre, je me suis rendu compte que j`avais été bien naïf. Une porte et des murs fermaient l`entrée du parc de Gangotri et des gardes me regardaient avec surprise. Il est totalement impossible de contourner le dispositif mis en place par les indiens pour sécuriser la source de leur fleuve sacré, les murs étant construit aux bords de précipices. Je suis donc redescendu vers la ville et en arrivant près du temple, j`ai remis mon bâton de marche aux personnes qui se trouvaient là, c`est à dire, deux gardes et deux sadhus. Ce bâton m`a accompagné depuis Ganga Sagar et j`ai été très étonné qu`il puisse faire toute la route. Au début, il mesurait un peu plus que ma taille et après deux mois à frapper le sol, il m`arrivait à la joue. Il s`est comme tassé par la suite et après les trois autres mois, il m`arrivait au dessus de l`épaule. J`avais dessus gravé la veille : ''10/04/13 With this stick I walked from Kolkata to Gangotri I`m French My name is Tanneguy" Les hommes l`ont longuement inspecté en m`offrant du thé et il est resté contre le mur du temple. Ne pouvant demeurer dans un endroit sans logement ni nourriture, j`ai pris le chemin du retour, toujours à pied. De toute façon, il n`y avait pas de moyen de transport et faire la marche retour vers Uttarkashi dans ces paysages somptueux était comme la compensation de mon échec. Pendant les deux heures qui ont suivies, je me suis demandé pourquoi j`avais fait tout ça, pourquoi j`avais remonté le Gange à pied, à quoi ça servait ? Je me suis alors considéré comme un bel exemple de la description que le sociologue Edgard Morin donne de l`homme dans `Le paradigme perdu : la nature humaine` : ''C`est un être d’une affectivité intense et instable qui sourit, rit, pleure, un être anxieux et angoissé, un être jouisseur, ivre, extatique, violent, furieux, aimant, un être envahi par l’imaginaire, un être qui sait la mort et ne peut y croire, un être qui sécrète le mythe et la magie, un être possédé par les esprits et les dieux, un être qui se nourrit d’illusions et de chimères, un être subjectif dont les rapports avec le monde objectif sont toujours incertains, un être soumis à l’erreur, à l’errance, un être ubrique qui produit du désordre. Et comme nous appelons folie la conjonction de l’illusion, de la démesure, de l’instabilité, de l’incertitude entre réel et imaginaire, de la confusion entre subjectif et objectif, nous sommes contraints de voir qu`homo sapiens est homo demens.'' Et c`est après quelques heures de marche que je me suis dit que réaliser ses rêves, aussi irrationnels soient-ils, était une manière de s`expérimenter, de s`approfondir et de se réaliser. C`est peut-être parce que l`homme est capable de concevoir l`inconcevable et de le réaliser qu`il est intelligent : pas d`intelligence sans un brin de folie. L`univers physique qui nous entoure n`est-il pas fou lui aussi, avec sa profusion d`existences et cet espace, parait-il infini et vide à 98%. ''Si vous pouvez le rêver, vous pouvez le faire'' est il écrit sur la route menant à la source du Gange. Certains croient que le rêve et l`imagination produisent le réel. Cela nous emmène, par une voie détournée, vers l`antique problématique de la philosophie, opposant les idéalistes et les matérialistes ; les réalistes et les nominalistes, au sens ancien du terme, en cette époque où l`on se querellait vigoureusement pour prouver ou invalider l`existence des universaux. Dans la durée, qu`est ce qui sera le plus vrai, le plus réel, entre l`expérience que j`ai vécue et le souvenir qui m`accompagnera tout au long de ma vie, et peut être plus loin encore ?
Il était très comique et cocasse de m`apercevoir avoir expérimenté la même histoire au premier et au dernier jour de ma marche. A Ganga Sagar, j`arrivais dans un ashram complètement vide alors que j`étais attendu et à Gangotri, je m`attendais à trouver un village touristique où je pourrais parler de mon aventure et je trouvais dix clampins en méditation. J`avais l`impression de faire quelque chose de spécial et la vie me renvoyait l`impression qu`il n`y avait aucun éloge à en tirer. C`était ma leçon indienne, une leçon à la Gita. (La Bhagavad-Gita, le Chant du Bienheureux est le recueil religieux le plus populaire en Inde). J`avais acquis des bienfaits intérieurs et les fruits extérieurs étaient superflus. Gita, chapitre II, verset 47 : ''Tu as le droit à l`action mais seulement à l`action et jamais à ses fruits ; que les fruits de tes actions ne soient point ton mobile; et pourtant ne permets en toi aucun attachement à l`inaction.''
Je ne sais quand je pourrais aller à la source du Gange. Pour l`instant, les fonctionnaires me parlent du 20 ou du 25 avril, selon la météo. Je ne peux qu`attendre, alors j`attends !
Magique. La fin de ton post est un festival. Merci pour cette lecture. Tu merites d'aller la voir cette source !