Plus j`avance sur cette route du Gange et plus le nombre de mes possessions diminue. Ce fut d`abord ma petite veste de pluie que j`abandonnais à Varanasi, car il n`avait plu qu`une fois depuis Kolkata. (Il a plu trois fois depuis mais jamais quand je marchais…). Puis, sans doute encore fatigué par ma maladie, j`ai commencé à me dire que je n`arriverais pas à finir l`aventure si j`avais encore à porter ces 12 kg. Depuis des mois que je porte mon sac à dos : il y a un effet cumulatif. Je me suis séparé d`une partie de mon change (pantalon et chaussette) et de mon pull qui est, pour le coup, plus du tout nécessaire. Il me reste donc qu`un slip et une chemise de change, histoire de rester à peu près propre et civilisé. Pour le reste, je lave de temps en temps et ça sèche pendant la nuit. Je m`apprête maintenant à renvoyer par la poste ma petite tente d`1 kg et un de mes deux objectifs photo (dur de choisir entre la focale 24-70 et 70-200 : je garde la deuxième). Je serais alors à 9.5 kg et ainsi je vais pouvoir finir l`aventure sans me casser définitivement le dos. Les compères Tesson et Poussin annonçaient 8 kg pour leur traversée de l`Himalaya, ce qui est vraiment habile, et je me demande s`ils contaient le poids du sac à dos, sinon, je les atteins également et cela veux dire que je commence à avoir un peu d`expérience. Pour la pluie : on s`abrite, on dort chez l`habitant ou à la belle étoile, etc… Si je continue à me séparer de mes affaires, je serais alors comme ces renonçants qui parcourent les routes de l`Inde et la grande question sera de savoir si j`arbore sur le front un disque rouge et trois raies blanches et devient un adepte de Shiva, ou si je choisi le trident blanc et rouge et me voue à Vishnu. C`est d`ailleurs curieux car c`est plutôt Shiva qui est le dieu au trident mais le tri-pundra que les dévots de Vishnu peignent sur leur front représente les trois dieux de le trimurti (Brahma, Shiva, Vishnu), les trois lettres de OM (le son originel à partir duquel l'Univers s`est structuré), et les trois gunas (les qualités principales dont l`interaction produit toutes les formes de la création). J`avoue que je trouve le monogramme de Vishnu assez joli, ainsi qu`attirant son guna : lumière, équilibre, harmonie, bonté, cohésion. Le guna de Brahma est désir de créer, action, passion, force, expansion et celui de Shiva : obscurité, passivité, inertie, désintégration; c`est un peu moins rigolo, bien que sa fonction destructrice ne détruit pas l`être mais les liens qui l`emprisonnent. La femme de Vishnu, Lakshmi, est la déesse de la fortune, de la chance, de la fertilité, de la prospérité et de la beauté, alors c`est décidé : je deviens vishnuiste ! Les derniers renonçants que j`ai croisés étaient en chaussons au lieu d`être pieds nus et cela me semble déjà plus envisagable. J`ai maintenant compris comment ils se nourrissaient : on leur donne tout simplement de la nourriture dans les marchés. J`imagine qu`ils récitent des prières en échange, ce qui seraient dans mes cordes mais bon, je me vois pas tellement vivre aux crochets des autres; déjà qu`on m`invite à dormir…
L`hiver est bel et bien fini. En fait, il n`y a pas d`hiver en Inde, il n`y a que trois saisons : l`automne, l`été et la fournaise (à partir de fin avril). Je redoute un peu le mois de mars car il fait maintenant 35 degrés et je viens d`acheter de la crème solaire, c`est tout dire… Néanmoins, il y a du vent et grâce à lui, j`ai eu des journées de marche bienfaisantes. Le matin, la température est très agréable, le ciel d`une grande pureté, sans nuages et d`un bleu azur très dense. On a l`impression de ne faire qu`un avec l`espace et l`on est porté à jouir joyeusement des puissances naturelles, comme des flots qui submergent notre intériorité. J`ai l`impression de vivre au rythme des saisons : après la récolte du riz, ce fut le temps du choux et maintenant c`est l`heure de la récolte des pommes de terre, qui sont plus grosses que le poing. La nature est de plus en plus verdoyante. Le Gange se rétrécit un peu à mesure que j`avance vers son origine. La durée des journées, qui s`allongent rapidement, a pour moi une réelle importance, alors qu`en ville, on remarque peu ces variations. Il fait maintenant nuit noire à 19h05 ce qui me parait tard pour un 3 mars mais à Paris on ne fait pas très attention à ça. Sur la route, les enfants vont à pied à l`école, main dans la main. Les groupes des filles et les groupes des garçons sont séparés : on ne se mélange pas. L`Inde est un pays ou cette séparation reste assez marquée et on le voit bien au temple, à l`église, ou dans les mariages. De très jeunes enfants parcourent seuls plusieurs km sur des routes de moyen trafic et ils sont vraiment mignons avec leur uniforme et leur cartable. Parfois, un groupe de filles courent pour s`éloigner de l`étranger qui leur font peur. Je me souviens de cette belle image de ce garçon de cinq ans allongé nu sur un buffle dans une lumière éclatante. J`avais été impressionné au Bihar par des oiseaux d`un bleu presque fluorescent et les derniers que j`ai pu voir étaient, eux, verts fluo. Ils ressemblaient à des perruches mais je ne sais pas qu`elle espèce c`est. Après de nombreuses nuits chez l`habitant, je me permet maintenant de refuser des invitations à dormir. Je continue à m`installer au milieu des villages car non seulement on m`invite mais, contrairement à mes premières impulsions, c`est aussi une sécurité. S`éloigner des hommes pour dormir, permet de s`en cacher et de se protéger de la plus importante menace la nuit mais cependant, si on est confronté à des voleurs en pleine nature, il y a peu à faire. Au contraire, il faudrait être un peu bête pour détrousser quelqu`un dans son propre village mais comme on n`est jamais à l`abri d`un type qui réfléchit peu, cela laisse la possibilité d`appeler à l`aide. Parfois, je préfère lire tranquillement sous ma tente plutôt que de passer une sympathique soirée dans une famille qui ne me quittera pas jusqu`à ce que je m`endorme. Je me lève généralement à 6h30 et un matin, à cette heure là, un homme du village m`a réveillé. Je ne l`ai pas très bien pris car je dormais encore et l`ai rabroué en anglais et insulté en français. Puis, réveillé pour réveillé, je suis sorti de ma tente pour voir que cette adorable personne se tenait devant moi avec un plateau de thé et de biscuits : petit déjeuner au lit… Il avait également amené une chaise et j`ai pris le petit dej devant une dizaine de personnes du village qui se tenait debout devant mon trône… Ils m`invitèrent ensuite à visiter le temple et le prêtre m`offrit de la nourriture pour ma route ainsi que du parfum (sans arrières pensées…) que j`ai offert à mon tour, ne pouvant porter un flacon. Dans la petite ville de Gursahaiganj, j`ai eu l`impression que tous les habitants s`étaient donnés le mot pour m`offrir à manger. J`allais d`échoppe en échoppe (pomme de terre, chappati et légumes, pâtisseries etc) et trois commerçants sur quatre n`ont pas voulu que je paye. La première fois, j`étais reconnaissant et ne voulait pas les vexer en insistant pour payer, puis je me suis demandé si ce n`était pas une farce et j`ai reglé ma nourriture et la troisième fois, ça m`a presque énervé, je me demandais s`ils se foutaient pas de moi. En fait, il est difficile d`accepter trop de générosité… La quatrième fois, j`ai presque oublié de payer… on s`habitue aussi assez bien à se faire inviter…
Je suis maintenant à Agra puisque ma dernière étape, Farrukhabad, est à 140 km et qu`il aurait été dommage de ne pas aller voir ce qu`on rêve tous d`offrir à la femme que l`on aime : un Taj Mahal. Je retrouve la Yamuna qui coule aussi à Allahabad et Agra est de loin la ville la plus agréable de celles que j`ai traversées. Peu de pollution sonore, visuelle ou olfactive, ce qui est un miracle pour l`Inde. Le touriste se fait seulement interpeller sans cesse par les motos rickshaws et les cycles rickshaws. Ce matin, alors que l`homme s`avançait vers moi en poussant son cycle rickshaw, je me suis mis à m`asseoir sur le vélo, lui ai demandé de s`asseoir derrière, ce qu`il a fait et nous sommes parti en vadrouille. Je lui ai demandé où il voulait aller : Taj Mahal ? Il me répond : OK, Taj Mahal et on était parti en contre sens puisqu`il était venu me chercher dans le sens opposé de la circulation. Cela amusait beaucoup les passants et j`aurais bien filmé la scène.
Il me reste maintenant deux étapes pour atteindre l`Himalaya et commencer l`ascension vers la source du Gange. J`aurais dix jours de marche pour être à 100 km à l`est de Dehli et ensuite six jours de marche pour Haridwar.